Petits et grands oublis du rapport Faure sur l’archéologie préventive, épisode 1 : Quand les sociétés privées se goinfrent de financements publics

« Les opérateurs privés se montrent également très actifs dans [le] domaine de la recherche. […] Leurs efforts [sont] soutenus par leurs seuls fond propres. »

Rapport de Martine Faure sur l’archéologie préventive, p. 35

C’est l’argument massue, celui des sociétés privées d’archéologie préventive vertueuses, qui investissent massivement leurs bénéfices dans la Recherche par amour de l’archéologie. Un joli conte que certains servaient déjà à l’occasion des travaux de la fameuse commission du Livre Blanc, en affirmant alors que, « pour les opérateurs privés, la recherche et la diffusion sont aujourd’hui assurées par du strict autofinancement », et même qu’une « part grandissante de la marge dégagée est de plus en plus employée pour des actions de recherche » [[ SNPA – Syndicat national des professionnels de l’archéologie, « Position du SNPA sur les forces et les faiblesses du dispositif actuel », novembre 2012, p. 8 et SNPA, « Les opérateurs privés en archéologie préventive – L’exemple des opérateurs membres du SNPA », novembre 2012, p. 9.]] .


« Strict autofinancement », vraiment ?

Depuis plus d’un an, le SGPA-CGT interpelle régulièrement le ministère de la Culture et de la Communication sur de possibles financements publics de ces sociétés privées via le crédit impôt recherche (CIR), mais Bercy aurait argué du « secret fiscal » pour ne pas répondre aux sollicitions de l’administration du MCC. Alertée à ce sujet par les organisations syndicales, Martine Faure ne semble pas avoir investigué davantage. La seule solution, pour tenter de prendre la mesure du phénomène, est donc de se plonger dans les comptes de ces entreprises agréés – naturellement quand celles-ci remplissent leurs obligations légales de publication – pour tenter d’y repérer les subventions publiques dont elles ont bénéficié au titre du CIR. Et, là, surprise ! C’est une facilité dont quelques sociétés bénéficient depuis longtemps mais, surtout, qui se généralise aujourd’hui pour atteindre chaque année des montants plus importants. A tel point que l’argent du contribuable a, de cette façon, sauvé de la faillite plusieurs opérateurs privés agréés en archéologie préventive et que le CIR participe largement à la « spirale déflationniste » des prix de l’archéologie telle que décrite par Martine Faure dans son rapport.

Entre 3 et 4 millions d’euros d’aides publiques chaque année

La société Eveha semble être une des premières entreprises d’archéologie préventive à s’être intéressée au CIR puisque ses comptes font apparaître dès 2009 pour 33 600 euros d’aide publique à ce titre. Une somme relativement modeste à l’époque, mais l’entreprise ne publiant plus ses comptes sociaux depuis 2010, il est difficile de savoir si elle a continué à recourir au CIR et si celui-ci a atteint aujourd’hui les mêmes proportions que pour d’autres sociétés. Car, depuis, certains opérateurs agréés ont pris goût à ces financements publics et s’en goinfrent sans complexe : les comptes de la société ACTER font ainsi apparaître 520 583 € de crédits d’impôt pour 2013-2014, ceux de Chronoterre la modeste somme de 665 428 € pour 2012-2013 (les comptes 2014 ne sont pas encore publiés), tandis que la société Hadès a sollicité pour plus d’1,2 millions d’€ de CIR au titre des exercices 2009-2014 [[ Selon les documents comptables de l’entreprise Hadès établis en juin 2015, un contrôle fiscal était alors en cours au sein de la société Hadès, qui portait notamment sur les 584 000 € de CIR au titre des années 2009-2012. Un expert du ministère de la Recherche, qui n’avait pas rendu son arbitrage, a été mandaté pour examiner l’éligibilité des dépenses retenues.]].

Ces crédits d’impôts ne sont pas toujours aisés à identifier dans les comptes sociaux publiés. Cela n’a été possible que pour quatre sociétés (ACTER, Chronoterre [[ Les 665 000 euros de crédits d’impôts perçus par la société Chronoterre en 2012-2013 ne sont pas spécifiquement identifiés comme du CIR dans les comptes de l’entreprise. Mais comme le « Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi » (CICE) dont bénéficie la société (comme toutes les entreprises privées) est déduit par ailleurs et que Chronoterre fait, comme d’autres, appel à une société spécialisée dans le montage des dossiers de CIR, tout porte à croire qu’il s’agit bien là du montant total du CIR perçu par l’entreprise.]], Hadès, Paléotime), qui représentent environ 25% du chiffre d’affaires total de l’archéologie préventive privé en 2013. Pour ces seules entreprises, le montant des aides publiques ainsi accordées atteint près de 3 millions d’€ depuis 2009. Extrapolés à l’ensemble du secteur privé de l’archéologie préventive, dont Martine Faure évalue le chiffre d’affaires annuel global à environ 35 millions €, on peut estimer le montant annuel des aides publiques ainsi accordées entre 3 et 4 millions d’euros. Mais puisqu’on vous dit que les opérateurs privés financent leurs activités de recherche sur leurs seuls fonds propres…

Distorsion de concurrence… au service du privé

Les crédits d’impôts représentent ainsi 15 % et 12 % des charges d’exploitation de la société ACTER en 2013 et 2014 (et même 65 % des charges d’exploitation 2013 si on y ajoute le CIR perçu en rattrapage des années précédentes). Les proportions sont sensiblement les mêmes pour Chronoterre, puisque le crédit d’impôts représentent 13 % des charges d’exploitation de l’entreprise en 2013 (données 2014 non disponibles) et jusqu’à 21,5% en 2012 (avec probablement un effet de rattrapage sur les années antérieures). Pour la société Hadès, le CIR représentait respectivement 7 et 6 % du chiffre d’affaires de l’entreprise en 2013 et 2014.
Naturellement, ces aides publiques se répercutent sur les prix pratiqués par ces sociétés privés, alors que les services archéologiques de collectivité et l’Inrap ne peuvent en bénéficier. Il en résulte une distorsion de concurrence évidente, au détriment des acteurs publics de l’archéologie préventive. Sous réserve de validation par l’administration fiscale, ces pratiques d’optimisation sont parfaitement légales. Pour autant, elles participent amplement à la déstabilisation du système. Il est donc impossible que le sujet ne soit pas traité dans le cadre de la future loi Patrimoine.

Créé en 2003, le crédit impôt recherche (CIR) est, selon ses initiateurs, une aide publique destinée à soutenir les efforts de Recherche et Développement (R&D) des entreprises. Depuis 2013, il est égal à 30% des dépenses éligibles, ce qui signifie que, lorsqu’une entreprise d’archéologie préventive demande à bénéficier d’un CIR a hauteur de 15% de ses charges d’exploitation, elle considère avoir des dépenses de R&D éligibles à hauteur de 45% de ses charges. L’inefficacité du CIR, dont le coût pour les finances publiques atteint aujourd’hui 6 milliards d’€, est régulièrement dénoncée aussi bien par la Cour des Comptes, que par les parlementaires ou les instances scientifiques de la recherche publique. Dans une lettre au président de la République, plus de 800 directeurs de laboratoires du CNRS, de l’INSERM, l’INRA, l’INRIA, IRSTEA, IRD et du CEA ont demandé une réforme du CIR qui permette « d’éviter les nombreux détournements et l’optimisation fiscale dont il fait l’objet. »

Paris, le 31 août 2015.

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