Le monde d’après s’est arrêté sur une aire d’autoroute…

Des effets de manche à la poudre de perlimpinpin

Le remaniement ministériel décidé par le Président de la République pour donner « un nouveau cap » à son quinquennat et l’arrivée de Jean Castex à Matignon le 3 juillet ont largement alimenté les gazettes au début de l’été. Six semaines plus tard et alors que l’état de santé de notre pays reste alarmant, le « monde d’après » convoqué par Emmanuel Macron dans chacun de ses discours semble s’être arrêté sur une aire d’autoroute.

D’aucuns pourront arguer qu’il est trop tôt pour juger de la politique du nouveau Premier ministre et de son gouvernement. Soit ! Mais pour le moment, dans les faits, tout indique que les multiples appels présidentiels à se réinventer et les nombreuses évocations du fameux « monde d’après » relèvent de l’incantation et plus prosaïquement de la communication politique, pour ne pas dire de la poudre de perlimpinpin.

Et pourtant, mois d’août ou pas, tous les signaux restent au rouge et les compteurs continuent de tourner

Notre économie plonge dans une récession historique (au deuxième trimestre, le PIB hexagonal s’est contracté de 13,8 %, soit davantage que la moyenne de la zone euro).

Selon un article du Monde paru le jeudi 13 août citant les données de la DARES, 275 plans sociaux ont été mis en place entre le 1er mars et le 19 juillet. Ces plans sociaux vont engendrer la suppression de 45 000 postes : 43 343 suppressions de postes envisagées, auxquelles s’ajoutent 2023 « petits licenciements collectifs » (de 2 à 9 salariés licenciés). Encore faut-il ajouter à ces chiffres déjà impressionnants le lourd tribut payé par les travailleurs les plus précaires, intérimaires ou contrats de courtes durées, venus grossir en masse les rangs des salariés privés d’emploi : on comptait 6,6 millions de chômeurs en juin, un record depuis 1996.

C’est dans ce contexte extrêmement dégradé où les inégalités, la pauvreté et la grande précarité gagnent du terrain chaque jour que certains patrons usent et abusent de l’effet d’aubaine du Coronavirus pour ressortir des tiroirs des plans sociaux préparés bien avant la crise sanitaire. C’est aussi ce même patronat dont le cynisme le dispute à la cupidité qui, avec l’assentiment du gouvernement, actionne un peu partout les « accords de performance collective » (APC) pour infliger à des travailleurs fragilisés des baisses de salaire, des augmentations du temps de travail et des mobilités elles aussi forcées. Faut-il préciser que les APC ne sont absolument pas exclusifs de plans de licenciements. Pour mémoire : les APC ont été créés par les ordonnances Macron de 2017… CQFD !

Ces premiers éléments de bilan ne sont hélas qu’un avant-goût des conséquences sociales désastreuses de la crise économique mondiale en cours, qui, selon le FMI, sera plus profonde que 2008, comparable à celle des années 30.

Sur le front de la crise écologique, alors que notre planète vient de connaître de nouveaux records de température et que nos agriculteurs doivent affronter l’une des plus graves sécheresses que notre pays ait connue, le gouvernement, en dehors de mesurettes dérisoires, se montre là encore incapable de rompre avec un système préférant de loin les profits au vivant. Ce système sans vergogne qui, de facto, nie le réchauffement climatique et la 6ème extinction massive pourtant déjà commencée est aussi parfaitement oublieux de cette cruelle réalité : les changements climatiques frappent d’abord et avant tout les plus vulnérables d’entre nous.

Le Covid-19 ne prend pas de vacances

Sur le front de la pandémie et de la crise sanitaire qui ébranle le monde, est-il besoin de rappeler que non seulement le virus circule activement à la ville comme à la campagne mais que de surcroît les chiffres sont à la hausse à peu près partout. Peut-on réellement s’en étonner quand on observe avec lucidité l’évolution de la situation et des comportements durant l’été, trop souvent animés par un individualisme négatif quand ce n’est pas par une certaine rhétorique complotiste.

Dans ces conditions, et face à un gouvernement souvent hésitant, parfois confus ou préférant segmenter, régionaliser et préfectoraliser la gestion concrète de l’épidémie, nous nous devons de rappeler que la santé sanitaire et sociale des agents du ministère de la culture est la première de nos priorités revendicatives. Et nous y insistons d’autant plus que « la rentrée » approche à grands pas et que l’attention que nous avons accordée à cette question depuis mars au ministère s’est désormais quelque peu relâchée.

Monde d’après, idées d’avant

Crise sanitaire, crise économique, crise sociale, crise environnementale, par quelque entrée que l’on aborde la situation actuelle, il apparaît urgent et essentiel non pas d’apporter de menus ajustements à une politique clairement libérale mais au contraire d’inventer en commun et démocratiquement les termes, les voies et les moyens d’une transformation sociale profonde et d’un changement de modèle inédit. Nous sommes prêts à parler de ces enjeux fondamentaux pour aujourd’hui et pour les générations futures avec tout le monde ou presque mais une chose est sûre : on ne dessinera pas les contours d’un monde nouveau avec des idées d’avant, fussent-elles ripolinées pour la circonstance.

Et la Culture dans tout ça

Roselyne Bachelot-Narquin a été nommée ministre de la Culture le 6 juillet 2020. On aurait pu trouver « magnifique » cette arrivée rue de Valois tant ce ministère a besoin d’une personnalité politique forte capable d’emporter les arbitrages interministériels et tout particulièrement les arbitrages budgétaires.

On aurait pu encore se féliciter de cette nomination au regard des premières déclarations de la ministre.

Ainsi, s’adressant aux personnels le 21 juillet dernier, n’a-t-elle pas affirmé, dans le sillage du Président de la République et du Premier ministre que « la reconstruction du pays passera par la culture ».

Des discours à la réalité : le monde de la culture confronté à un état d’urgence économique et sociale

Mais là aussi, la communication positive et rassurante de la ministre se heurte au principe de réalité.

Plus personne en effet parmi le personnel politique ni les responsables et décideurs de tous bords ne peut ignorer que la culture compte parmi les secteurs les plus sévèrement touchés par la crise. Comment pourrait-il en être autrement : voilà six mois maintenant que les festivals, les théâtres, les salles de spectacle sont à l’arrêt tandis que les musées et monuments ou encore les cinémas tournent au ralenti depuis leur réouverture compliquée au début de l’été.

Ce choc violent, probablement sans précédent, prend en outre un relief encore plus dramatique à l’aune du poids économique de la culture dans notre pays et du volume considérable d’emplois menacés.

Le rappel de ces quelques chiffres, que l’on doit au DEPS, suffit à mesurer l’ampleur et la gravité des enjeux politiques, économiques et sociaux auxquels nous sommes confrontés :

  • en 2018, le poids économique direct de la culture, c’est-à-dire la valeur ajoutée de l’ensemble des branches culturelles, était de 47 milliards d’euros ;
  • la part de la culture dans l’ensemble de l’économie s’établissait ainsi à près de 2,3 % pour la sixième année consécutive, faisant ainsi jeu égal avec l’agroalimentaire et l’agriculture réunis et représentant près de 7 fois la valeur ajoutée de l’industrie automobile ;
  • en 2017, 670 000 personnes travaillaient dans les secteurs culturels, avec un secteur marchand composé de 79 800 entreprises, soit 2,5 % de la population active.

C’est donc sur un univers professionnel et économique très dynamique et foisonnant, mais également très fragmenté et statutairement précaire que s’est abattue aussi soudainement que brutalement cette crise inédite. Là encore, les chiffres parlent d’eux-mêmes : la culture enregistre une baisse moyenne de chiffre d’affaires de 25 % en 2020 par rapport à 2019, soit une perte de 22,3 milliards d’euros.

Or si ce tableau est déjà en soi très sombre, il convient de préciser que le ministère et l’administration se refusent toujours, trois mois après que nous en avons formulé officiellement la demande, à nous communiquer le montant exact des pertes cumulées par les établissements publics sous leur tutelle, et dont la subvention pour charge de service public représente plus de 50% du budget. Celui-ci devrait s’élever, selon nos estimations, à plusieurs centaines de millions d’euros. Mais il est fort possible que nous soyons, hélas, encore très en dessous de la réalité.

A quelques jours de la rentrée, aucun secteur ni aucune profession culturelle n’a de garantie quant à la pérennité de son activité et aux emplois. Inutile d’être grand clerc cependant pour comprendre que des dizaines de milliers d’emplois sont en danger. Circonstance aggravante, dans un écosystème où les contrats précaires sont légion, nous savons pertinemment que la tentation sera grande de faire des travailleurs les plus vulnérables une variable d’ajustement toute trouvée.

L’intervention de la puissance publique était naturellement très attendue mais sera-t-elle suffisante

L’État et le ministère de la culture ont débloqué plus de 5 milliards d’euros depuis le mois de mars, dont 2,9 milliards au travers de dispositifs de soutien mis en place par le gouvernement (activité partielle, fonds de solidarité, prêts garantis par l’État, exonérations de charges) et 1,6 milliard d’euros supplémentaires en faveur du secteur culturel et des médias dans le cadre du troisième projet de loi de finances rectificative adopté en Commission mixte paritaire le 23 juillet dernier.

Bien qu’elles fassent certainement déjà débat, ces sommes non négligeables suffiront-elles dans l’immédiat à sortir la culture de l’ornière et à sauver ses métiers et ses emplois ? Rien n’est moins sûr.

Reste qu’il ne se passe pas un jour sans que les professionnels, devant l’étendue des dégâts, ne tirent un peu plus fort le signal d’alarme. C’est si vrai que Roselyne Bachelot-Narquin s’est engagée à recevoir cette semaine « les organisations professionnelles des secteurs les plus impactés ». Pouvait-elle vraiment faire autrement plus d’un mois après son arrivée rue de Valois.

Se réinventer ; placer la culture au cœur de la reconstruction du pays et du pacte social : Chiche !

On le voit, les enjeux financiers sont immenses. Mais les arbitrages budgétaires même les plus favorables ne permettront pas à eux seuls d’envisager un devenir heureux, ambitieux, novateur et démocratique.

Nous considérons pour notre part que le moment est venu d’imaginer d’autres formes, d’autres chemins de médiation, d’autres modes de représentation et d’organisation susceptibles de redonner tout son sens et toute sa place à un service public d’abord tourné vers les usagers et la société dans tous ses territoires, dans toutes ses composantes et toutes ses différences, mais aussi toutes ses potentialités.

Nous considérons que le moment est venu d’interroger en profondeur et sans tabou le modèle économique et culturel, les pratiques et les schémas techniques et administratifs régissant l’existence d’un ministère de la culture en France.

Paradoxalement, alors que l’ancien monde craque de partout et que celui d’après tarde à se dessiner, une opportunité exceptionnelle nous est donnée de réaffirmer la place centrale des responsabilités publiques en matière de culture, de repenser le rôle de l’État, et de rebâtir un autre ministère, sur d’autres bases pour de nouvelles ambitions.

L’heure est grave et elle nous oblige. Nous ne pouvons plus remettre à demain le changement de paradigme et de logiciel théorique que la situation nous commande désormais d’urgence.

Voilà maintenant de nombreuses années que la CGT-Culture revendique une transformation essentielle visant à l’essor d’une démocratie culturelle, à la participation de toutes et de tous à la vie culturelle et au droit fondamental et universel de chacun à être reconnu comme porteur de culture. Nos propositions sont connues (voir entre autres notre déclaration en date du 29 juin dernier). Elles n’attendent plus que des discussions libres, franches, loyales, intensives et rigoureuses.

Pour dialoguer, il faut être deux

Le 21 juillet dernier, la ministre déclarait vouloir un dialogue social ouvert et constructif. Ceci ne nous a pas échappé évidemment. Reste qu’entre le rendez-vous intersyndical avec la directrice de cabinet du 22 juillet dernier et celui fixé depuis avec la ministre au 27 août, plus d’un mois se sera écoulé.

Débattre et travailler au réarmement intellectuel du ministère, nous y sommes prêts. Desserrer la mainmise du marché sur la culture et faire triompher l’intérêt général contre les intérêts particuliers, nous y sommes prêts.

Continuer à travailler à la santé et à la protection sanitaire et sociale des agents sans aucune exclusive, comme nous l’avons fait d’arrache-pied pendant le confinement, nous y sommes prêts.

Porter et faire aboutir les revendications de l’ensemble des personnels en termes de salaires, de carrière, de déprécarisation et d’amélioration des conditions de travail, nous y sommes prêts.

Mais tout ceci nécessite en premier lieu de restaurer le dialogue social aujourd’hui très détérioré et de redonner tout son sens à l’action politique face aux dérives technocratiques et aux pressions de l’état profond. A force de mépris et d’hostilité sourde, la démocratie sociale est mal-en-point. Pourtant, rien n’est inéluctable. Dialoguer, nous y sommes prêts mais c’est d’abord avec la ministre et son équipe que nous devons nous mettre au travail sans plus attendre.

Vive la culture

et que vive le ministère de la Culture !

Paris, le 17 août 2020