Le confinement continue… la réforme de l’État aussi !

Le ministre de la culture participait en personne, ce 9 avril, à la conférence téléphonique hebdomadaire de l’intersyndicale culture avec l’administration.

C’est durant cette audioconférence qu’a été publié le décret n° 2020-412 relatif au droit de dérogation reconnu au préfet. Pourtant, le ministre s’est bien gardé d’évoquer ce texte signé la veille par le ministère de l’intérieur.

Se pourrait-il que le ministre de la culture et les directions du ministère n’aient pas été consultés ? Ou faut-il douter une fois de plus de la sincérité du dialogue social ?

Dans les deux cas, cela n’est pas acceptable : l’état d’urgence sanitaire ne doit pas être l’alibi de décisions unilatérales et arbitraires, qui n’ont aucun lien avec cette crise !

Or, ce décret renforce le pouvoir des préfets en leur donnant la possibilité de déroger aux normes réglementaires dans certains domaines… dont plusieurs relèvent des missions du ministère de la culture mises en œuvre par les DRAC/DAC et leurs UDAP :

  • Aménagement du territoire et politique de la ville ;
  • Construction, logement et urbanisme ;
  • Emploi et activité économique ;
  • Protection et mise en valeur du patrimoine culturel ;
  • Activités socio-éducatives et associatives.

Les DRAC/DAC sont déjà inféodées aux Préfets. Pour l’intersyndicale culture, ce décret fait clairement un pas de plus vers un réel affaiblissement du ministère et de ses services déconcentrés.

En effet, le préfet peut désormais alléger des démarches administratives, réduire les délais de procédure ou favoriser l’accès aux aides publiques. Cela touche donc au travail de tous les services patrimoniaux des DRAC/DAC : conservation des monuments historiques, de l’architecture et du patrimoine, en passant par l’archéologie mais aussi les services d’action territoriale, qui suivent les dossiers de la politique de la ville.

Ce nouveau droit de dérogation des préfets s’applique aux seules normes administratives. Reste qu’il faudra faire le tri entre ce qui ressort de la loi et ce qui ressort des décrets d’application (en archéologie par exemple) ou encore, en UDAP, entre ce qui ressort de la loi LCAP ou du réglementaire : Bon courage aux agents des services déconcentrés !

Ce nouveau décret reprend in extenso un décret de 2017 qui « expérimentait » ces mesures dans deux régions, 17 départements et trois territoires ultramarins pour une durée de deux ans. Dans ce cadre, 183 arrêtés dérogatoires auraient été pris, sans que nous sachions combien touchent le périmètre du ministère de la culture.

Un rapport d’évaluation du Sénat de juin 2019 notait pourtant les risques de ces dérogations, étant donnés les liens entre norme et domaine législatif, « Le contenu du décret est ambigu en la matière et il n’est guère éclairé par sa circulaire d’application » […] le rapport notait d’ailleurs que certains préfets avaient eu une vision « souple » des limites des  normes réglementaires en accordant des dérogations à des dispositions du code de l’environnement fondées sur des directives, en faisant par exemple l’impasse sur des études d’impact, et donc sans que les services déconcentrés de l’État puissent instruire les dossiers.

La toute-puissance des préfets augmente donc encore

Ce nouveau droit de dérogation renforce encore leurs marges de manœuvre pour appliquer les réglementations nationales et les adapter ainsi aux réalités et circonstances locales… c’est-à-dire surtout aux groupes de pression économiques les plus divers : aménageurs publics et privés, grands élus, etc. !

Donner de plus en plus de pouvoir aux préfets sans consulter les ministères concernés est une habitude suivie par tous les gouvernements depuis 20 ans ! Dans le cas présent, les préfets et leurs services se passent même du travail des administrations régionales et départementales… qu’ils dirigent pourtant !

Précisons que les conditions d’application de ce décret sont très larges et peu contraignantes puisque ces dérogations doivent seulement :

  • Être justifiées par un motif d’intérêt général et l’existence de circonstances locales (mais les services verront-ils même passer les dossiers en question ?) ;
  • Avoir pour effet d’alléger les démarches administratives, de réduire les délais de procédure ou de favoriser l’accès aux aides publiques (supprimer les procédures, forcément ça « allège » …) ;
  • Être compatible avec les engagements européens et internationaux de la France (pensons en premier lieu à la convention de Malte, autrement appelé convention de La Valette, qui est très diversement appliquée, quand elle n’est pas bafouée, à travers l’Europe) ;
  • Ne pas porter atteinte aux intérêts de la Défense ou à la sécurité des personnes et des biens, ni une atteinte disproportionnée aux objectifs poursuivis par les dispositions auxquelles il est dérogé (ce sera difficile à prouver…).

Ces dérogations prennent la forme d’arrêtés motivés et publiés au recueil des actes administratifs de chaque préfecture. Cela rendra très difficile de faire la synthèse de l’application de ce décret : les arrêtés seront dispersés dans tous les départements…

Les décisions de dérogation sous soumises au contrôle du juge administratif : c’est bien la moindre des choses ! Mais cela ne facilitera pas les recours de services de l’État sur des décisions contestables.

Voilà bien la « méthode Macron » : plus de pouvoir aux puissants, moins aux services de l’État et une vision de la démocratie qui consiste à n’accorder des droits qu’au ministère de l’intérieur ! Les règles ne sont pas faites pour tout le monde : il faut laisser les préfets en décider !… Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, triomphe déjà en déclarant que
« Dans les prochaines semaines et les prochains mois, le pouvoir de dérogation des préfets pourra être un outil utile pour faciliter la reprise de notre pays. »

Après la balkanisation du ministère, faut-il donc se résoudre à la balkanisation de l’ensemble de la fonction publique ? C’est malheureusement ce que promet la loi « 3D » (pour : « décentralisation, différenciation et déconcentration »), puisqu’il semble qu’elle ouvrira la même possibilité de dérogation aux collectivités territoriales… 

À terme, cela ouvre la voie au transfert de nos missions aux collectivités locales.

Mais alors, qui veillera à l’application de ces missions sur l’ensemble du territoire de la République ? Qui garantira leur harmonisation et l’égalité des citoyens ?

Nantes, Ajaccio, Paris, Gallargues-le-Montueux, le 16 avril 2020