35 ans de la déclaration des droits de la Culture 1987-2022

En 1986 Jack Ralite, engagé depuis les années 1960 auprès des artistes pour promouvoir la création artistique et sa diffusion, lance un appel qui reprend le mot du cinéaste Marcel L’Herbier : « La culture française se porte bien pourvu qu’on la sauve ». Les nombreuses rencontres qui s’ensuivent aboutissent à la réunion de 1500 artistes à Paris, le 17 juin 1987. Ces premiers « États généraux de la culture » proclament la « Déclaration des droits de la culture », présentée cinq mois plus tard au Zénith devant plus de 6000 personnes. C’était le 16 novembre 1987. Il y a trente-cinq ans !

Déclaration des droits de la Culture

Cette déclaration a été adoptée le 17 juin 1987 au Théâtre de Paris et proclamée le 16 novembre 1987 au Zénith à Paris.

Assemblés en États Généraux de la Culture le 17 juin 1987 à Paris, artistes et créateurs de toutes disciplines qui nous réclamons ici de notre seul attachement irréductible à notre art et à la culture de ce pays, nous lançons cet appel à notre peuple et à tous les peuples, aux artistes et aux créateurs du monde entier. Un peuple qui abandonne son imaginaire culturel à l’affairisme se condamne à des libertés précaires.

Or, depuis des années en France a été engagé et s’amplifie un processus qui nous fait craindre le pire.

Trop souvent l’encouragement nécessaire à la création contemporaine, signe extérieur et intérieur de richesse d’une nation, passe après l’exigence de la rentabilité que les industries culturelles publiques et privées poursuivent à travers l’insatiable marchandisation de la culture. Dans le même temps, l’effort de l’État pour préserver et développer la culture originale s’étiole et s’abandonne aux mêmes règles.

Le gâchis des talents et inventions, la dévalorisation du statut des artistes et interprètes qui en résulte accroissent d’année en année le chômage, qui touche toutes les professions artistiques comme tant d’autres.

Ce qui se passe au cinéma, au théâtre, à la télévision, à la radio, dans la danse, la musique, la chanson et le cirque, les arts plastiques, le graphisme, l’architecture, la photographie, la littérature ou la poésie nous confirme que ne sont pas en cause les talents – ils sont bien vivants – mais une volonté qui garde obstinément son cap : organiser le partage inégalitaire des êtres humains entre un petit nombre auquel la détention des avoirs et des pouvoirs conférerait la compétence artistique et une immense multitude de consommateurs voués aux produits standardisés venus pour l’essentiel d’un ailleurs sans visage et sans âme, otages culturels des audiences, tirages et sondages en dehors de quoi rien ne serait permis. Dans un tel monde, les artistes ne seraient que des invités de raccroc.

Contre cette formidable inversion des valeurs entre la culture et l’argent, contre le cynisme de ses décideurs quels qu’ils soient, nous en appelons à un sursaut éthique de tout le monde des arts et des lettres.

Nous proclamons qu’il n’y a pas dans une nation de valeurs culturelles capables de vivifier son passé comme de dessiner son avenir sans les incessantes trouvailles de la création artistique, sans la liberté de leur confrontation, sans la volonté d’en faire le bien commun des artistes et leur peuple.

À l’uniforme gris des ambitions mercantiles nous opposons l’arc-en-ciel des sensibilités et des intelligences, l’ouverture plurielle à la culture des hommes et des peuples du monde entier.

Depuis des mois nous échangeons nos craintes et nos indignations, nos espoirs et nos convictions, dans la plus vaste rencontre d’artistes qu’on ait vue en France depuis des décennies et qui constitue en elle-même, pensons-nous, un événement considérable.

Aujourd’hui, en sachant que rien n’est inéluctable, le temps nous paraît venu de la faire entendre haut et fort les exigences les plus inaliénables du monde artistique.
Ces exigences, elles s’appellent audace de la création, obligations de production, élan du pluralisme, volonté de maîtrise nationale, atout d’un large public, besoin de coopération internationale.

Audace de la Création

D’abord, car au début est le créateur. Les marchands viennent ensuite – quand ils viennent. Réduire l’œuvre à un produit, c’est le détruire. Il faut donc poser, pour l’artiste comme pour le public, le primat de l’œuvre sur l’argent, afin d’émanciper l’imaginaire du pécuniaire.

Obligation de production
Ensuite, car face à une liberté du marché, qui trop souvent opprime, c’est l’obligation qui affranchit. Obligation nationale de production pour les entreprises publiques et privées de télévision et de radio, obligation d’affecter une part de leurs ressources aux œuvres nouvelles pour les maisons d’édition et de phonogrammes, obligation de commander et de réaliser des créations contemporaines pour les établissements subventionnés.

Élan du pluralisme

En même temps, car rien ne vit qu’au pluriel. Pluralisme de la culture dans l’espace et le temps de la nation, pluralisme des arts dont aucun n’est mineur quand rien ne le rapetisse, pluralisme des esthétiques et des techniques, des goûts et des couleurs. Pluralisme qui ne vise pas au démembrement mais au décloisonnement où chacun est soi en apprenant l’autre.

Volonté de maîtrise nationale

Aussi, et singulièrement de la diffusion et de la distribution, car que vaudrait un pluralisme de la création mis au carcan du monopole de sa desserte ?
Susciter des circuits de distribution indépendants des multinationales comme de l’État est une condition de l’égalité des chances dans l’accès des œuvres à leurs publics.

Atout d’un large public

Encore avec lequel communiquer et chez lequel susciter. La décentralisation a longtemps exprimé cette tradition artistique française de la constitution d’un grand cercle de connaisseurs. Cette vraie dimension de la liberté des artistes est plus que jamais à conquérir.

Besoin de coopération internationale

Enfin, et notamment européenne, car l’identité culturelle de la France, à laquelle rien ne saurait nous faire renoncer est, comme toute identité, d’autant plus riche que s’y croisent les patrimoines les plus divers. Mais pour se croiser encore faut-il exister, et c’est ce droit à la vie de notre personnalité culturelle que mettrait en cause un espace culturel européen où ne se croiseraient plus que les participations financières.
C’est tout cela qui peut et doit donner corps à une responsabilité publique et nationale en matière de culture, cette idée neuve en Europe. Une responsabilité publique et nationale qui permette de soustraire la culture à l’emprise des affaires, de répondre au nouveau défi de ségrégations révoltantes, d’aller au devant des désirs et plaisirs, des savoirs et vouloirs d’une société moins anonyme que jamais. Une responsabilité publique et nationale qui a besoin de moyens, qui exige par conséquent l’engagement financier de l’État comme la contribution des industries culturelles et appelle – nous en avançons l’idée – la généralisation de fonds de soutien qu’alimenteraient crédits publics et profits privés pour soutenir prioritairement la création contemporaine.
Voilà ce que sont pour nous les ardentes exigences de la culture, à l’unisson sans aucun doute des aspirations de notre peuple comme de tous les peuples.

 

Et que vive la Culture !

Paris, le 27 juin 2022